[Interview] La prise en charge des auteurs de violences conjugales par l'association "A cœur d'homme" (Québec)
Publié le mardi 18 juillet 2023Sabrina Nadeau, directrice générale du réseau "A coeur d'homme", et Valérie Roy, professeure de travail social et criminologie de l’université de Laval (Québec) ont accordé une interview à Citoyens & Justice expliquant le développement des programmes d'accompagnement des auteurs de violences conjugales ainsi que l'évolution des politiques publiques au Québec.
Elles interviendront par ailleurs le 19 octobre prochain lors du colloque organisé par Citoyens & Justice et l'université de Bordeaux, "Violences de genre, violences intrafamiliales : une recherche systémique au service des pratiques". Leur prise de parole portera sur "la responsabilisation des auteurs de violence conjugale : l’exemple des pratiques québécoises des organismes membres d’à cœur d’homme".
Citoyens & Justice
Comment le réseau à cœur d’homme a-t-il été créé ? Depuis combien de temps ? Dans quel contexte ?
Sabrina Nadeau & Valérie Roy
" Les premiers groupes d’intervention destinés aux hommes visant à prévenir la violence masculine à l’endroit des femmes sont apparus au début des années 1980. Ils étaient issus de divers milieux : des groupes de réflexion sur la condition masculine, des centres locaux de services communautaires (CLSC), des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence et des praticiens privés.
Afin d’éclaircir le contexte dans lequel sont apparus ces premiers groupes, citons l’un des fondateurs du groupe Hom-Info, un des pionniers de l’intervention en violence conjugale auprès des hommes au Québec, Jacques Broué : « Le féminisme est venu mettre des mots sur ce qui brimait les femmes de l’intérieur et de l’extérieur. Ces mots nous ont touchés. Certains se sentirent coupables, d’autres refusèrent cette analyse de leur rapport avec les femmes et d’autres encore se perçurent comme des alliés de cette lutte… En cinq ans, la pensée du collectif Hom-Info est passée du silence à la culpabilisation, de la culpabilisation à l’affirmation d’une parole qui analyse la condition masculine avec lucidité, tendresse et compréhension. Nous voici au cœur du défi : parler aux hommes de la face cachée de l’homme qui nous habite (…) Nous cherchons à être des hommes qui se plaisent dans leur peau d’homme, dans leurs émotions et dans leurs relations sans le recours à la domination. Nous nous accordons aussi le droit de chercher, de nous tromper, de recommencer, de n’être pas parfaits et de progresser. »
Le premier organisme ayant pour mission d’intervenir auprès des hommes dans le but de contrer la violence conjugale a été créé à Montréal en 1982. D’autres ont suivi, à Laval et à Sherbrooke en 1985, et dans la plupart des régions du Québec au cours des années suivantes. Avec l’aide de chercheurs universitaires, ces premières ressources entrent en contact avec les initiateurs de plusieurs programmes existants déjà au Canada anglais et aux États-Unis. Ils se regroupent en 1988 et forment l’Association des ressources intervenant auprès des hommes violents (ARIHV), la première association provinciale d’organismes d’intervention en violence conjugale auprès des clientèles masculines au Canada.
En 2002, l’Association a adopté notre nouvelle dénomination sociale traduisant cette volonté de partir de la solution plutôt que du problème. Notre nom "A cœur d’homme" est porteur d’un message fort, un message de transformation sociale qui nous porte à l’avant-garde de changements au-delà des seuls comportements. De plus, nous nous sommes collectivement identifiés comme étant un réseau d’aide aux hommes pour une société sans violence; ce choix s’inscrit dans la promotion de pratiques et de moyens axés sur les solutions, à la fois individuelles et collectives. Actuellement, l’Association regroupe 30 organismes communautaires répartis sur l'ensemble du territoire québécois. En plus d’offrir aux hommes des services spécialisés d’intervention pour contrer la problématique de la violence conjugale, bon nombre d’organismes se sont mobilisés pour développer des activités préventives, de sensibilisation et de formation. Plusieurs organismes s’impliquent également au sein de diverses instances régionales ou locales de concertation. Ces initiatives se traduisent notamment par des activités conjointes, des protocoles de collaboration et des projets de recherche. "
Citoyens & Justice
Quelques mots sur les spécificités de l’accompagnement des auteurs de violences au Québec ?
Sabrina Nadeau & Valérie Roy
" Pour bien comprendre les spécificités de l’accompagnement des auteurs de violences au Québec, il importe de s’attarder sur l’évolution du contexte dans lequel se sont développés les services. Ainsi, le fait que les premiers services aux conjoints violents soient issus du milieu communautaire ou des centres locaux de services communautaires (CLSC) n’est pas anodin. À peine dix ans après, en février 1992, le ministère de la Santé et des Services sociaux a rendu publiques ses orientations en ce qui concerne l’intervention auprès des conjoints violents. Ces orientations s’inscrivaient dans le prolongement de la Politique d’aide aux femmes violentées, révisée en 1987. Le gouvernement a alors adopté un cadre de financement pour les organismes d’aide aux conjoints violents. En 1995, le gouvernement du Québec a adopté la Politique d’intervention en matière de violence conjugale. Prévenir, dépister, contrer, une politique interministérielle qui regroupe six ministères. Les organismes pour conjoints qui ont des comportements violents sont reconnus comme un acteur-clé des luttes contre la violence conjugale.
Les services psychosociaux furent donc développés par des organismes communautaires autonomes agissant en complémentarité, mais de façon indépendante du système de justice et des services carcéraux. Encore aujourd’hui, le nombre d’usagers qui se retrouvent dans les services avec l’obligation légale de suivre une thérapie est inférieur au nombre d’usagers qui y sont dirigés sans contrainte légale.
Trois jalons historiques spécifiques expliquent également la volonté collective de s’assurer de déployer un filet de sécurité à la fois autour des personnes victimes et des enfants exposés ou victimes, mais également autour des personnes auteures de violence conjugale.
- 1. La tuerie du 6 décembre 1989 à l’École Polytechnique de Montréal où quatorze femmes sont mortes tout simplement parce qu’elles étaient des femmes. Leurs morts ont déclenché un mouvement pancanadien dénonçant la violence à l'égard des femmes, une réalité restée dans l’ombre pendant longtemps.
- 2. Le mouvement me too.
Entre octobre 2017 et janvier 2019, puis en juillet 2020, deux vagues de dénonciations déferlent sur les médias sociaux au Québec. Des dénonciatrices inscrivent le nom de leur agresseur présumé sur des listes relayées sur Internet. Le 5 mars 2020, le Comité d’experts sur l’accompagnement des personnes victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, formé par la ministre de la Justice et procureure générale du Québec et par des élues des trois autres partis représentés à l’Assemblée nationale débute ses travaux. Le comité a finalement déposé son rapport en décembre 2020. Ce document contient 190 recommandations pour améliorer l’accompagnement psychosocial et judiciaire des personnes victimes et leur accès à la justice. La création du tribunal spécialisé en matière de violence conjugale et sexuelle constitue l’une des recommandations phares du rapport Rebâtir la confiance. Plusieurs recommandations de ce rapport visent l’amélioration de la trajectoire de service des auteurs de violence. Il propose, entre autres, l’évaluation de l’efficacité et de la qualité des services offerts aux auteurs de violence conjugale et sexuelle, mais il insiste avant tout sur l’importance pour les acteurs de cesser de travailler en silo et de renforcer la collaboration et la concertation dans l’objectif de mieux intégrer les services.
Ce rapport met également en lumière la problématique de la violence sexuelle dans les relations intimes et l’importance d’adapter les services pour les personnes victimes et auteures issues de la diversité sexuelle et culturelle. - 3. Vague de féminicides, en 2021, 26 femmes ont été tuées au Québec dans un contexte lié à la violence conjugale.
Encore une fois, l’indignation de la population qui réclamait du Gouvernement qu’il agisse afin de mieux protéger les femmes subissant de la violence conjugale a non seulement accéléré les réponses aux 190 recommandations du rapport Rebâtir la confiance ; il a mené à des investissements massifs dans les services aux personnes victimes ainsi qu’aux personnes auteures. Dans le cadre de la recherche de solutions de prévention des homicides conjugaux, nous collaborions déjà depuis 2010 avec le milieu de la recherche. En 2021, L’Association a développé et diffusé un guide et des outils d’appréciation du risque de l’homicide conjugal. Ce guide ainsi que les outils ont récemment fait l’objet d’une révision complète et sont utilisés dans plusieurs cellules d’intervention rapide partout au Québec. À partir de 2022, il ne semble plus y avoir de doute sur le fait que l’accompagnement sociojudiciaire auprès des personnes auteures de violence conjugale fait partie de la solution et que nos organismes spécialisés détiennent une expertise complémentaire, pertinente et incontournable dans la lutte à la violence conjugale. "
Citoyens & Justice
Comment s’est organisée la recherche-action, le lien entre la recherche universitaire et le réseau à cœur d’homme ?
Sabrina Nadeau & Valérie Roy
" Peu après l’émergence des premiers programmes pour auteurs de violence, le milieu de la recherche s’est intéressé aux services et a commencé à documenter les pratiques. Dès 1989, le ministère de la Santé et des Services sociaux a financé une première recherche pour faire un portrait des programmes existants alors. Grâce à des subventions des gouvernements québécois et canadien, plusieurs projets de recherche, en particulier lorsque la recherche était menée en collaboration avec les milieux de pratique, ont ensuite été financés et le sont toujours.
Il y a donc bel et bien une tradition de recherche-action au Québec en violence conjugale, et ce dans la plupart des milieux universitaires. Dans plusieurs projets, des directions d’organismes ou des intervenants sont impliqués dès les premières étapes de recherche (ex. : rédaction de demandes de subvention, conception des outils de collecte) jusqu’au transfert de connaissances (ex. : conférences, publications). Au fil du temps, un équilibre s’est créé dans l’émergence des nouveaux sujets de recherche qui provenaient autant des étudiants ou des chercheurs que des intervenants du terrain. En 2023, Brodeur, Roy et Forest-Dionne ont recensé 255 publications produites par des chercheurs, étudiants et intervenants québécois, dont 178 recherches, entre 1980 et 2022. Fortes de cette longue expérience, l’Association et ses membres ont développé des compétences en matière de recherche, ce qui facilite beaucoup la collaboration et la concertation.
Depuis plus de 5 ans, un comité recherche a été formé et est chargé de :
- Faire le suivi des recherches en cours;
- Évaluer les demandes de partenariat;
- Réfléchir aux besoins de l’Association;
- Recenser les recherches en lien avec les membres d’à cœur d’homme;
- Établir une meilleure cohésion entre les recherches appuyées par à cœur d’homme et ses membres;
- Coordonner les activités de transfert des connaissances.
Finalement, l’an dernier, un poste dédié à la coordination des projets de recherche et au soutien clinique a été créé.
En résumé, c’est en collaboration directe avec le comité recherche et un comité aviseur que l’équipe dirigée par Valérie Roy et Normand Brodeur a travaillé sur l’élaboration du projet de recherche sur la responsabilisation des hommes auteurs de violence conjugale. La question de la responsabilisation étant au cœur de nos pratiques depuis le tout début, et compte tenu des recommandations d’évaluation et d’encadrement des pratiques de l’intervention auprès des auteurs de violence conjugale, il apparaissait naturel et très pertinent de faire le point sur ce concept et de mieux documenter le travail quotidien de nos intervenants. Par la publication du Guide de pratique à l’attention des intervenantes et intervenants des organismes membres du réseau à coeur d’homme : La responsabilisation des hommes auteurs de violence conjugale qui s’appuie sur les savoirs d’expérience des intervenants et intervenantes des organismes du réseau ACDH, l’équipe a été en mesure de :
- Cerner les principales dimensions de la responsabilisation ;
- Rendre compte d’interventions permettant de les travailler dans l’intervention clinique auprès des auteurs de violence conjugale ;
- Examiner quelques défis liés au travail de responsabilisation dans des situations plus complexes.
Ce guide est également à la base des formations développées par l’Association et continuera par le fait même à enrichir la qualité des interventions et à bonifier les pratiques. "
Site internet de l'association "A coeur d'homme"
"Violences de genre, violences intrafamiliales : une recherche systémique au service des pratiques"
Retrouvez toutes les informations relatives au colloque des 18 et 19 octobre prochains au sein de notre article.