[Interview] L'engagement d'Ombeline Mahuzier, Présidente du TJ de Colmar, pour l'égalité femmes hommes

Publié le mercredi 06 septembre 2023
Accueil ActualitésInterview de Ombeline Mahuzier, Présidente du tribunal judiciaire de Colmar

Citoyens & Justice a pu interviewer Ombeline Mahuzier, présidente du Tribunal Judiciaire de Colmar. Elle aborde son parcours, ses convictions, son engagement au sein de l'association "Femmes de Justice", et l'importance de développer une éthique féministe de la Justice.

Ombeline Mahuzier interviendra par ailleurs lors du colloque organisé par Citoyens & Justice et l'université de Bordeaux, "Violences de genre, violences intrafamiliales : une recherche systémique au service des pratiques", les 18 octobre et 19 octobre prochain. Son intervention portera sur les pratiques et éthique judiciaire : face au continuum des violences, développer un continuum d’analyse critique.

 

 

Citoyens & Justice
"Vous êtes engagée dans l’association Femmes de Justice, pourquoi cet engagement ? Qu’est-ce que celui-ci vous apporte ?"

Ombeline Mahuzier :

"L’engagement est le fruit d’une rencontre entre convictions et responsabilité.
J’ai eu la chance de bénéficier d’une éducation féministe et humaniste, qui m’a toujours incitée à interroger les rapports sociaux qui m’entouraient. Et qui m’a donné les premières clefs de compréhension de ces rapports inégaux.

Pour autant, comme beaucoup de gens, j’ai longtemps cru que l’égalité femmes hommes était un droit acquis, sans me pencher en détails sur son effectivité, sa mise en œuvre concrète dans les situations quotidiennes. J’ai toujours pris la parole pour défendre les femmes, mais c’est en observant dans mes fonctions de magistrate, le continuum des violences de genre et l’aveuglement de toute la société que j’ai réalisé à quel point les droits inscrits dans la constitution étaient vains s’ils n’étaient pas appliqués, dans l’indifférence générale. Ce fut une première prise de conscience qui m’a donné envie d’agir.

La deuxième étape est venue un peu plus tard dans ma carrière, après une dizaine d’année d’exercice, quand j’ai réalisé que je ne bénéficiais pas de la même visibilité, des mêmes opportunités, du même temps de parole que mes collègues masculins. L’association Femmes de Justice a été fondée au moment même où je me confrontais directement à cette réalité-là. J’y ai adhéré tout de suite car j’en partageais les valeurs tournées vers la mixité, la parité, l’égalité professionnelle et l’ouverture. Grâce au travail de l’association, de ses fondatrices comme Gwenola Joly Coz et Marie Françoise Lebon Blanchard, j’ai pu accéder à de nouveaux outils d’analyse sur cette réalité partagée, aux concepts qui m’ont permis de mieux décrypter le caractère structurel, systémique, du sexisme et des inégalités genre.

Dans la constellation des féminismes et des actions associatives, Femmes de justice a pour moi une place à part, car son message et son action dépasse la posture idéologique, le combat militant ou encore le relai d’une communauté d’intérêts.  
C’est un engagement qui porte à la fois une dimension opérationnelle, des actions concrètes, et une vision, une proposition, un programme qui a contribué à lancer une véritable dynamique de changement au sein du ministère et l’institution judiciaire.  
Le féminisme est un terrain de débats, de balancements et d’expérimentations. En définissant une méthode inédite et en proposant d’agir sur le terrain des politiques publiques, l’association Femmes de Justice a cherché à obtenir des résultats tangibles, et innover, peser sur des éléments structurels.

La lecture par le genre dépasse les problématiques individuelles, celle de tel ou tel organisme ou de telle institution. Elle fournit donc des outils d’analyse transversale utiles pour comprendre autant que pour imaginer un autre système de références. Véritable laboratoire d’idées, de rencontre et de projets, l’association Femmes de justice porte ainsi non pas des propositions conjoncturelles, mais un véritable programme, en résonnance avec un projet démocratique, un nouveau paradigme. C’est ce qui m’a poussée à m’engager.

L’association Femmes de Justice porte non pas des ambitions individuelles mais UNE ambition commune : aider les femmes du ministère à se connaitre, leur donner un lieu d’écoute, de partage et de soutien, proposer des pistes concrètes pour une gestion des ressources humaines plus paritaire et plus inclusive. Elle organise des évènements et des rencontres qui permettent de rompre l’isolement professionnel, de donner de la visibilité à celles qui agissent, de valoriser les bonnes pratiques et les parcours inspirants…

L’association est mixte, et les biais inconscients pèsent aussi sur les hommes, que les stéréotypes et les assignations de genre invitent insidieusement à des choix qui ne correspondent pas toujours à leurs envies ou à leurs talents. La lutte contre les stéréotypes permet à chacun et chacune, quel que soit son niveau hiérarchique, de lutter contre ces assignations et d’interroger sa place, ses perspectives, ses fonctions….  

En cela, le réseau associatif permet de lutter contre les inégalités et participe d’un mouvement de modernisation de l’administration de la justice et des pratiques.

« Le féminisme apporte sa pierre à la construction du récit démocratique », explique Marie Cécile de NAVES[1] dans son brillant ouvrage intitulé « la démocratie féministe ». L’engagement de l’association Femmes de justice contribue lui aussi à l’élaboration du récit et du projet pour l’institution judiciaire."

Citoyens & Justice
"Faites-vous un lien entre votre engagement associatif et votre fonction antérieure de Procureure de la République, ou à présent, celle de présidente ?"

Ombeline Mahuzier

"J’y vois en effet une cohérence, un cheminement parallèle. Je suis devenue présidente de Femmes de justice en 2018, puis procureure en 2019, dans le sillage de la vague Metoo et de la dénonciation massive des violences faites aux femmes.  
Ce mouvement mondial est notamment venu interroger le fonctionnement de l’institution, la manière d’exercer l’autorité, et notre capacité à revisiter nos pratiques professionnelles, pour répondre aux attentes de la société et des justiciables.  
Dans les mois et les années qui ont suivi, nous avons été plusieurs magistrats engagés, à prendre la parole dans le débat public, pour rassurer les victimes révoltées ou désabusées, et les appeler à déposer leur récit entre nos mains[2].  
Cet alignement entre les convictions et les responsabilités est un impératif.

J’ai toujours tâché d’agir au quotidien en accord avec mes convictions féministes, qu’il s’agisse de diriger une équipe ou une enquête, de porter le message de l’institution judiciaire ou de relayer la voix des femmes. J’ai aussi essayé de proposer, par l’action et par l’exemple, une mise en pratique, une incarnation de mes engagements. De dessiner tout simplement une ligne de conduite et de m’y tenir.  
Je continue d’ailleurs de m’impliquer dans les travaux de Femmes de justice même si je ne préside plus le conseil d’administration.  
Dans les différents registres de mes fonctions, qu’il s’agisse de mes missions juridictionnelles, de manageuse ou encore dans la gouvernance de la juridiction, je suis très attentive à faire progresser l’égalité, à libérer chacun et chacune des assignations qui pèsent sur ses choix, à lutter contre les stéréotypes.  
Mais je crois aussi qu’il faut aller au-delà de l’expérience individuelle. Nous avons besoin de poser une analyse transversale pour alimenter la réflexion collective, qui pourra faire progresser l’institution.

Après 20 années de carrière judiciaire, c’est ainsi que j’ai tenté d’élaborer une pensée plus globale, de proposer un cadre théorique et pratique pour une éthique féministe de la justice. Mon expérience de magistrate et mes activités féministes, sur le terrain, ont été le point de départ pour tenter d’en dessiner les contours. 
C’est ainsi notamment, en tirant le fil entre mes engagements professionnels, associatifs et personnels, que j’ai poussé davantage ma réflexion sur le continuum des violences de genre. C’est ce qui m’a amenée à poser le concept de « continuum d’examen critique », face au continuum des violences. 
Il s’agit de développer à la fois une analyse critique des pratiques professionnelles, notamment dans le monde judiciaire, et un examen éthique non seulement des comportements individuels, mais aussi du fonctionnement des institutions. 
Développer un continuum d’analyse critique, concrètement, c’est faire faire une introspection, examiner de manière systématique, et apprécier sous l’angle du genre chacune des pratiques professionnelles, quels que soient leur moment, leur ampleur, leur importance matérielle ou symbolique.  

Citoyens & Justice
"Vous parlez d’une « éthique féministe de la justice adossée à un appareil scientifique solide », pouvez-vous nous éclairer sur votre propos ? Quelle analyse faites-vous ?"

Ombeline Mahuzier  

"Le féminisme ne saurait être réduit au répertoire du militantisme. Il est en effet porteur d’une intention, d’un projet qui vise à agir sur la société, par exemple les rapports économiques ou familiaux, et bien entendu les normes de genre. Ainsi, comme la justice, il entend établir un ordre équitable libéré du rapport de force. 
Pour autant, adopter une éthique féministe de la justice ne peut reposer sur une démarche subjective, individuelle, ou partiale. La justice est soumise à des exigences très fortes d’impartialité, de débat contradictoire, de transparence par exemple.

En revisitant ses outils et sa technique avec une grille de lecture féministe, la justice peut explorer de nouvelles perspectives, et construire des solutions innovantes. Mais les raisonnements aussi ont leurs biais ; s’en prémunir nécessite d’avancer avec méthode, en s’appuyant sur un savoir distinct des opinions ou des convictions personnelles. 
Pour concilier ces exigences fondamentales dans une démocratie avec une approche féministe, je pense que nous devons nous adosser au droit lui-même, à travers les droits humains en premier lieu, et mobiliser la connaissance, l’expertise, en renforçant le dialogue entre les praticiens et les chercheurs, dans toutes les disciplines.

Les sciences cognitives, la sociologie des organisations, les études de genre sont autant de ressources où puiser des outils d’analyse qui peuvent nous aider à faire évoluer notre regard et nos pratiques, vers davantage d’égalité entre les femmes et les hommes. Il s’agit d’entretenir un espace de dialogue entre une connaissance approfondie des concepts féministes et une analyse lucide du droit et de sa pratique. 
A cet égard, la pensée féministe est une chance pour la justice. Elle ouvre aux juristes un espace extraordinaire d’exploration, d’introspection et de prospection. Cet espace offre la possibilité d’expérimenter de nouveaux dispositifs, de questionner les notions du droit existant, mais aussi de proposer de nouvelles solutions juridiques.

Face à la complexité du réel et aux interpellations légitimes de la justice dans le débat public, il est urgent, désormais, de porter sur notre appareil juridique, des textes à leur mise en pratique, une approche par le genre.  
A partir d’un état des lieux clairvoyant et documenté sur le réel et nos pratiques, sans diviser les genres ou les individus, sans perdre en indépendance ni en impartialité, je crois que la justice peut évoluer sans sacrifier les droits des unes ni négliger ceux des autres.

Je crois enfin que c’est une approche qui peut susciter l’adhésion de tous et toutes, autour de l’objectif d’une justice de qualité. Qu’il s’agisse des décisions de justice, du pilotage des juridictions, de la concertation interministérielle ou encore de la communication, intégrer l’égalité femmes hommes dans toutes les dimensions de la justice permet non seulement d’aligner son fonctionnement sur des valeurs partagées, mais aussi de réunir les praticiens, à travers d’autres modèles et d’autres méthodes de travail. 
En renouvelant les grilles de lecture et de valeur, à travers une démarche engagée, la proposition d’une éthique féministe pour la justice offre la perspective d’une véritable transformation de l’action publique et de l’institution."

[1] Marie Cécile de Naves « la démocratie féministe » sous-titre « réinventer le pouvoir » - Calmann LEVY   
[2] Voire Le Monde des idées, Tribune du 25 novembre 2019 « En matière d’agression sexuelle, l’impartialité de la justice n’est pas l’indifférence ».

 

"Violences de genre, violences intrafamiliales : une recherche systémique au service des pratiques"

Retrouvez toutes les informations relatives au colloque des 18 et 19 octobre prochains au sein de notre article.

PROGRAMME & INSCRIPTION

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